Détail

Ultrafiltration sans pression – la force de la gravité

16 mai 2018 | Irene Bättig

L'ultrafiltration est couramment utilisée dans la désinfection l'eau : elle permet de retenir efficacement les virus et bactéries dans les pores d'une membrane extrêmement fine. L'Eawag travaille depuis plus de dix ans à son amélioration en remplaçant l'utilisation de la haute pression par celle de la gravité de l'eau et en rendant le nettoyage et les produits chimiques inutiles. Ces nouveaux principes trouvent un écho grandissant dans la pratique. En plus des applications dans la production décentralisée de l'eau potable, l'Eawag s'intéresse maintenant aussi à son potentiel pour le recyclage des eaux grises et le prétraitement de l'eau de mer pour la désalinisation.

Sur les bords du lac Victoria en Ouganda, trois écoles ne sont plus seulement des lieux d'apprentissage mais aussi des lieux de vente d'eau potable grâce à l'exploitation de kiosques à eau. Basés sur de simples systèmes de filtration membranaire, ces dispositifs développés par l'Eawag et installés en partenariat avec la Fachhochschule Nordwestschweiz (FHNW) éliminent les matières en suspension, les bactéries et les virus et permettent aux villageois de ne plus avoir à boire de l'eau souillée. Grâce à eux, les cas de diarrhées ont reculé de 69 % chez les enfants de moins de cinq ans et même de 78 % chez les adultes. Les filtres membranaires sont très faciles à entretenir et fonctionnent sans ajouts permanents de produits chimiques et sans apport d'énergie ― sauf pour le pompage de l'eau du lac Victoria vers la station de traitement. «Alors que les systèmes habituels d'ultrafiltration fonctionnent à haute pression et doivent souvent être rincés, nos filtres n'utilisent que la force de gravité, explique Regula Meierhofer du département Sandec de l'Eawag. Il est inutile de les nettoyer.»

Filtrer grâce à la gravité

Il y a dix ans, lorsque l'Eawag a commencé à travailler sur cette technique, personne n'aurait pensé que la filtration membranaire puisse fonctionner dans ces conditions. «Nous cherchions à savoir, dans le cadre d'un projet européen, comment simplifier la filtration membranaire pour la production décentralisée d'eau potable afin qu'elle puisse se passer de nettoyage, se souvient Wouter Pronk du département de Technologie des procédés. Nous supposions qu'il fallait prétraiter l'eau pour éviter le colmatage des pores.» C'est alors que Maryna Peter, alors doctorante à l'Eawag, fit une observation surprenante : lorsque les filtres ne fonctionnaient qu'à l'aide de la gravité exercée sur l'eau, la perméabilité de la membrane diminuait certes au cours des cinq premiers jours mais elle se stabilisait ensuite pendant des mois à un niveau faible mais convenable. Avec de l'eau de rivière, par exemple, le débit se stabilisait à 4 à 5 l par m2 et par heure. La filtration membranaire par gravité (GDMF, Gravity Driven Membrane Filtration) était née.
 

Lorsque l'ultrafiltration ne fait appel qu'à la gravité, le flux se stabilise au bout de quelques jours. Plus la teneur en matière organique (COT) est élevée, plus la quantité d'eau pouvant être filtrée est faible
(Peter-Varbanets et al. 2010).

L'activité du biofilm est décisive

Les scientifiques ont cherché à comprendre pourquoi les pores ne se colmataient pas. En utilisant différentes techniques d'imagerie, ils ont constaté qu'un film se formait à la surface de la membrane. Ce film n'est pas homogène mais présente une structure irrégulière, parsemée de creux et de bosses. L'analyse biologique et chimique du film a révélé que la surface de la membrane était occupée par des micro-organismes vivant naturellement dans l'eau qui se nourrissent de la matière organique présente dans le milieu. Les organismes évolués comme les protozoaires se nourrissent à leur tour des bactéries. Ce microcosme fait en sorte que des lacunes apparaissent régulièrement à la surface du filtre, ce qui permet le passage de l'eau. «Nous avons constaté que ce biofilm était plus compact et moins perméable lorsqu'il n'était constitué que de bactéries», indique Pronk. Si, en revanche, il contenait également des organismes plus évolués se nourrissant de bactéries, le film était plus perméable et le filtre laissait passer davantage d'eau. Les chercheurs ont démontré toute l'importance des processus biologiques par des essais de filtration dans lesquels ils ont détruit la composante vivante du biofilm avec des ajouts d'acide nitrique. La stabilisation du flux cessait alors de se produire et la membrane finissait par s'encrasser.

Tomographie en cohérence optique du biofilm développé sur la membrane : un biofilm contenant des protozoaires et des métazoaires qui se nourrissent de bactéries (à gauche) est plus hétérogène et plus perméable qu'un biofilm uniquement composé de bactéries (à droite).

Partiellement utilisable pour la filtration des eaux grises

Les possibilités d'utilisation de la filtration membranaire par gravité sont multiples. Les scientifiques de l'Eawag ont donc évalué ses performances pour des eaux de différentes qualités. Ils ont pu montrer que les eaux ménagères ou eaux grises, issues de la cuisine et de la salle de bain (hors toilettes), pouvaient être filtrées à la seule force de la gravité. Toutefois, le flux diminue rapidement, le biofilm se densifiant et perdant de sa perméabilité, suite, notamment, au dépôt progressif de la matière organique sur le filtre. Par ailleurs, l'activité biologique du biofilm baisse graduellement en raison du faible degré d'oxygénation des eaux grises. «Les systèmes de filtration des eaux grises doivent être munis d'un dispositif d'aération, explique Pronk. Par ailleurs, l'eau doit être maintenue plus longtemps dans le filtre pour que les micro-organismes puissent dégrader la matière organique.» Moyennant ces dispositions, les scientifiques ont obtenu dans leurs réacteurs des flux de 1 à 2 l/m2.h au laboratoire et sur le terrain, avec le «Waterhub» du bâtiment expérimental NEST.

De l'eau recyclée pour se laver les mains

De la même manière, l'eau utilisée pour le lavage des mains dans les Blue Diversion Toilets, les toilettes séparatrices autonomes, est obtenue par GDMF : dans un système fermé, les eaux grises sont récupérées, filtrées à travers une membrane puis traitées par électrolyse afin d'empêcher le redéveloppement des bactéries et au charbon actif pour éliminer la légère coloration. Ainsi traitées, elles peuvent être réutilisées sans risque par les usagers des toilettes pour se laver les mains.

La filtration GDMF est également une technique prometteuse pour le prétraitement de l'eau de mer dans les usines de désalinisation. C'est ce qu'ont montré des recherches de l'Eawag menées en partenariat avec la Haute école technique de Rapperswil et des scientifiques de Singapour. Lorsque la GDMF était utilisée à la place de la filtration membranaire habituelle, l'osmose inverse consécutive était plus efficace. En effet, le biofilm dégrade une partie des substances organiques comme les acides humiques ou les biopolymères qui, en raison de leur petite taille, sont capables de traverser les membranes d'ultrafiltration des systèmes classiques.

Capacité de dégradation de la GDMF comparée à l'UF sans biofilm : Les composés organiques de petite taille comme les acides humiques ou les biopolymères, qui peuvent traverser les membranes d'ultrafiltration, sont en partie retenus par la filtration GDMF où ils sont dégradés par les micro-organismes du biofilm
(Ding et al. 2017).

Préparation simple de l'eau potable

En raison de sa grande simplicité, de son faible entretien et de son fonctionnement sans produits chimiques et sans électricité, cette technique est prédestinée à la production d'eau potable dans les régions peu industrialisées. L'idée première de l'équipe de l'Eawag était donc de mettre au point un filtre à eau pour les ménages. Dès 2011, ils ont développé un prototype en s'associant aux designers de la Haute école d'art de Zurich (ZHDK) et l'ont testé sur le terrain au Kenya et en Bolivie. «Les coûts de fabrication du filtre ménager «Safir» étaient cependant trop élevés pour la population ciblée dans les pays en développement», explique Regula Meierhofer. Avec la complicité de Maryna Peter, aujourd'hui chercheuse à la FHNW, elle a donc développé un système de plus grande capacité pouvant être utilisé à l'échelle de la communauté ― il est testé en Ouganda depuis 2016. Ce projet de kiosques à eau baptisé «Gravit'eau» a été récompensé du prix-eco.ch en 2017. Aujourd'hui, deux autres kiosques sont en construction en Ouganda où des spécialistes sont en train d'être formés pour assurer le fonctionnement et la réparation des installations. Les revenus de la vente de l'eau couvrent non seulement les frais de fonctionnement et le salaire des gérants mais permettent également de constituer une petite réserve. Il n'est cependant pas certain que cet argent suffise pour remplacer la membrane au bout d'environ dix ans. «Pour des raisons politiques, le prix de l'eau ne peut pas être augmenté», indique Meierhof. Pourtant, la population serait prête à payer davantage.

Un kiosque à eau en Ouganda.
(Maryna Peter, FHNW)

 

Prototype du filtre ménager à GDMF dans un test au Pérou. Avec une surface de membrane de 0,5 m2, il peut produire jusqu'à 30 litres d'eau potable par jour – sans produits chimiques et sans nettoyage du filtre. (Eawag)

 

Principe de fonctionnement des kiosques à eau produisant de l'eau potable en Ouganda à l'aide de la filtration membranaire par gravité (GDMF).

Modules membranaires dans la cuve à membranes.
(Maryna Peter, FHNW)

 

L'eau du lac Victoria peut être rendue potable grâce à la filtration GDMF .
(Maryna Peter, FHNW)

 

Articles scientifiques

Autres publications

Activité metazoa

  • Derlon, N., M. Peter-Varbanets, W. Pronk and E. Morgenroth (2012). Predation influences the structure of biofilms developed at the surface of ultrafiltration membranes. Water Research 46 (10) 3323-3333 : http://dx.doi.org/10.1016/j.watres.2012.03.031.
  • Derlon, N., Koch, N., Eugster, B., Posch, T., Pernthaler, J., Pronk, W., Morgenroth, E. (2013). Activity of metazoa governs biofilm structure formation and enhances permeate flux during Gravity-Driven Membrane (GDM) filtration. Water Research 47 (6) pp: 2085-2095 : http://dx.doi.org/10.1016/j.watres.2013.01.033

Qualité du perméat

  • Derlon, N., Mimoso, J., Koetzsch, S., Hammes, F., Morgenroth, E. (2014). Presence of biofilms on ultrafiltration membrane surfaces increases the quality of permeate produced during ultra-low pressure Gravity-Driven Membrane filtration. Water Research 60, pp: 164-173 : http://dx.doi.org/10.1016/j.watres.2014.04.045
  • Chomiak, A., Derlon, N., Sinnet, B., Morgenroth, E. (2014). Inorganic particles increase biofilm heterogeneity and enhance permeate flux. Water Research 64, pp: 177-186 : http://dx.doi.org/10.1016/j.watres.2014.06.045

Résistance des membrane biofilms