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À peine découvert, il est déjà menacé
8 septembre 2016 |
Pour un biologiste, la découverte d'une nouvelle espèce est un évènement majeur qui tient presque du rêve. Roman Alther et Florian Altermatt du département d'Écologie aquatique de l'Eawag en ont rencontré une quasiment par hasard. En fait, les deux biologistes étaient à la recherche d'une espèce bien connue et largement répandue. Dans le cadre de la thèse qu'il effectue à l'Eawag et à l'université de Zurich, Roman Alther établit un relevé de la distribution et de la diversité des gammares de Suisse. L'ordre des amphipodes auquel ils appartiennent joue un rôle écologique majeur dans les milieux aquatiques. Les gammares interviennent dans la dégradation de la matière organique et servent de nourriture aux poissons. Ils jouent d'autre part un rôle d'indicateur de la qualité des eaux et sont utilisés à ce titre en écologie. « Malgré leur importance, on en sait étonnamment peu sur les amphipodes, commente Florian Altermatt qui dirige la thèse. On ne dispose encore pour la Suisse ni d'un inventaire complet des espèces ni de cartes de répartition ni, a fortiori, de relevé systématique des caractères génétiques, morphologiques et fonctionnels des différentes espèces et de leur degré de différentiation. » Le biologiste estime que la Suisse devrait compter de 30 à 40 espèces d'amphipodes autochtones.
Les populations alpines sont différentes des autres
Dans son étude sur la répartition des espèces, Alther s'est notamment intéressé au gammare lacustre (Gammarus lacustris), une espèce cosmopolite présente aussi bien en Asie ou en Amérique qu'en Europe. Le biologiste voulait connaître le degré de parenté des populations de l'arc alpin. Pour ce faire, il a collecté des individus en France, en Italie, en Autriche et en Suisse (Fig. 2) et s'est appuyé sur les collections de plusieurs musées d'histoire naturelle et sur les données de génétique publiées dans la littérature scientifique. Au laboratoire, il a comparé les séquences génétiques de tous ces individus et dressé un arbre phylogénétique par ordinateur à partir des différences et similitudes déterminées. « A notre grande surprise, il s'est avéré que les populations alpines formaient une branche séparée, bien distincte de l'ensemble des populations non alpines de Gammarus lacustris, relate Alther. Cette différenciation génétique bien marquée suggère fortement que les gammaridés alpins appartiennent à une espèce différente. »
Fig. 2 : Roman Alther effectuant des prélèvements de microfaune à l'épuisette au lac des Plagnes, en Savoie. Sur la berge, il a trié les échantillons pour en extraire les gammares qu'il a ensuite déterminés grossièrement à la binoculaire. (Photos : Barbara Weigelt)
Pour savoir si ces différences génétiques avaient un écho au niveau anatomique, les deux scientifiques ont fait appel à l'expérience d'un taxonomiste slovène. « Ces spécialistes des espèces sont d'une valeur inestimable pour nos recherches, souligne Altermatt. Malheureusement, notre pays en compte de moins en moins. » En suivant les instructions de l'anatomiste slovène, les chercheurs ont disséqué les crustacés d'à peine deux centimètres de long pour comparer les antennes, les parties buccales et divers autres éléments du corps. Leurs efforts ont été récompensés : « Le caractère distinctif le plus visible du gammaridé alpin est la présence d'une seule brosse de soies sur l'une des ses deux paires de pattes-mâchoires là où Gammarus lacustris en possède deux », explique Alther. Les différences génétiques et morphologiques ont poussé les biologistes à rattacher les populations alpines à une nouvelle espèce : ils l'ont baptisée Gammarus alpinus (Fig. 3).
Toute personne décrivant scientifiquement une nouvelle espèce doit se conformer à certaines règles. La description doit ainsi être publiée dans une revue scientifique en précisant les caractères distinctifs de la nouvelle espèce de façon à ce qu'elle puisse être reconnue et distinguée des espèces apparentées. Alther et Altermatt ont présenté leur gammare alpin dans la prestigieuse revue « Zoological Journal of the Linnean Society ». La description doit se baser sur un individu qui est conservé en tant qu'« holotype » dans une collection accessible au public. Dans le cas de Gammarus alpinus, l'holotype est un individu du lac de Saint-Moritz qui est conservé au Musée zoologique de Lausanne. D'autres spécimens sont conservés dans la collection de l'Eawag à Dübendorf. Les chercheurs ont fait inscrire le nom de l'espèce sur la liste officielle de la commission de nomenclature zoologique.
L'extension des glaciers a favorisé la différenciation
Les analyses phylogénétiques indiquent que la différenciation de l'espèce Gammarus alpinus a commencé il y a environ sept millions d'années. D'après les scientifiques, le développement des glaciers au pléistocène devrait avoir favorisé cette spéciation. En effet, les étendues de glace font obstacle à la reproduction entre individus situés de part et d'autre et ont ainsi certainement isolé les populations alpines des autres peuplements de gammares en empêchant les échanges de gènes. Les biologistes supposent que Gammarus alpinus s'est réfugié au Sud lors de l'extension maximale des glaces. À leur retrait, le gammare s'est à nouveau étendu vers le nord à partir de ce refuge. Ceci expliquerait pourquoi l'espèce n'est aujourd'hui quasiment présente que dans les lacs situés dans les bassins hydrographiques de la Méditerranée ou de la mer Noire et n'apparaît pratiquement pas dans celui du Rhin (Fig. 4).
Les scientifiques supposent que l'aire de répartition de Gammarus alpinus se limite à l'arc alpin. « Les pays alpins ont donc une forte responsabilité pour la protection de cette espèce endémique », estime Altermatt. Certains lacs alpins sont concernés par des activités agricoles dont les émissions de matières nutritives peuvent affecter les populations de gammare. De même, le réchauffement climatique pourrait progressivement handicaper cette espèce acclimatée au froid.
Fig. 3 : Les données génétiques révèlent que les lignées évolutives de Gammarus alpinus et de Gammarus lacustris se sont séparées il y a 6,7 millions d'années. Gammarus alpinus s'est ensuite différencié en un groupe du Nord-ouest et un groupe du Sud-est. Sur le plan morphologique, Gammarus alpinus n'est identifiable qu'à la binoculaire : l'avant-dernier article de sa deuxième paire de pattes-mâchoires ne comporte qu'une seule brosse de soies dans sa partie antérieure (en haut à droite) alors que Gammarus lacustris en possède deux (en bas à droite). Dessins : Vid Švara
La menace des espèces invasives
Mais c'est ailleurs que le biologiste voit actuellement la plus forte menace : chez les espèces invasives. « La situation est particulièrement grave dans le lac de Constance où le gammare du Danube, ou crevette tueuse (Dikerogammarus villosus), ravage les populations de Gammarus alpinus. » Dans les lacs de montagne, en revanche, aucune invasive n'a encore été détectée. Une imprudence de la part de touristes, de plongeurs ou de pêcheurs qui introduiraient des espèces indésirables avec leurs équipements pourrait cependant faire basculer la situation. C'est pourquoi Altermatt demande aux responsables des régions de montagne d'être attentifs à ce problème : les lacs alpins doivent rester des refuges pour les espèces spécialistes comme Gammarus alpinus.
Fig. 4 : Les lacs dans lesquels Gammarus alpinus est présent se situent presque tous dans le bassin hydrographique de la Méditerranée ou dans celui de la mer Noire. Il y a plus de 450 000 ans, le lac de Constance et le Rhin alpin primitif qui appartiennent aujourd'hui au bassin de la mer du Nord alimentaient également la mer Noire via le Danube.
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Archivage interdit. Source à citer : Eawag