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« En cas de problèmes complexes, les décisions prises instinctivement peuvent être tout à fait erronées »
6 mars 2019 |
Judit Lienert, tu es la spécialiste des bonnes décisions. Comment choisir une destination de voyage parfaite pour moi cet été ?
Dans mon groupe de recherche, nous abordons les prises de décisions à l’aide de ladite « Multi-Criteria Decision Analysis », en abrégé MCDA ou en français « Analyse décisionnelle multicritère ». Cette méthode permet de trouver la solution optimale à un problème pour lequel il n’existe à priori aucune solution parfaite.
Dans le cas d’une destination de voyage, nous nous concentrerions d’abord sur tes besoins et nous évaluerions ensuite dans quelle mesure les différentes options de vacances répondent à ces besoins. Ensuite, il s’agirait d’identifier quels compromis tu serais prêt à faire. Peut-être es-tu prêt à payer plus, mais pour améliorer ton bilan CO2. Pour finir, j’intègre tous tes besoins et tes compromis dans un modèle mathématique. Juste pour te donner une idée, qu’est-ce qui est important pour toi dans un voyage ?
Par exemple bouger dans la nature, dépenser peu d’argent, respecter l’environnement et vivre quelque chose d’inhabituel.
D’accord. Alors nous allons générer avec beaucoup d’imagination le plus d’options possibles et nous déterminerons dans quelle mesure elles répondent à tes besoins. Combien coûtent des vacances en vélo en Scandinavie et un trekking au Népal ? Quelle est l’émission de CO2 de vacances tout compris au bord de la Méditerranée et de l’entraînement à la survie dans le Toggenburg ? Maintenant je te demande quelle importance revêt pour toi un besoin par rapport aux autres. Si, par exemple, tu accordes moitié moins d’importance aux coûts qu’à une émission moindre de CO2, c’est le voyage à Toggenburg qui arrive à la première place. Bon, tu serais peut-être aussi arrivé à ce résultat sans la MCDA. Mais nous avons souvent des surprises parce que nous jetons ainsi un regard plus acéré sur ce qui est réellement important pour nous. Et en cas de décisions très complexes, notamment lorsque de nombreuses personnes sont impliquées, les décisions prises instinctivement peuvent même s’avérer mauvaises.
Quels problèmes abordez-vous avec l’analyse directionnelle multicritère dans le groupe de recherche ?
Jusqu’ici, nous avons principalement accompagné des décisions en matière de gestion des eaux urbaines dans laquelle on aimerait atteindre plusieurs objectifs, souvent contradictoires, comme par exemple des « coûts faibles » et une « compatibilité environnementale ». Seulement voilà : La solution la plus compatible avec l’environnement peut le cas échéant être aussi la plus coûteuse. À cela s’ajoute qu’ici, à la différence du choix de la destination de vacances parfaite, de très nombreuses personnes sont impliquées. Une MCDA soigneusement menée intègre les différents acteurs dans le processus décisionnel, crée de la transparence et permet d’élaborer des solutions de compromis raisonnables. Cette procédure accroît l’acceptation de la décision prise ultérieurement dans le monde politique, les associations et la population.
Dans les régions rurales faiblement peuplées, les systèmes d’assainissement centralisés ne sont souvent pas utilisés à pleine capacité. Ils vieillissent, et leur remplacement par un nouveau système centralisé peut se révéler très coûteux. L’Eawag aide à trouver des solutions alternatives acceptables pour la population.
(Photo : Daniel Guggisberg)
Peux-tu citer un exemple concret ?
Dans un projet co-financé par le canton de Soleure, nous recherchons la meilleure méthode possible pour retraiter à l’avenir les eaux usées domestiques dans les zones rurales et peu peuplées. Comme les installations d’épurations qui sont alimentées par ces réseaux ne sont pas utilisées à leur pleine capacité, leur exploitation coûte cher. Des installations d’épuration décentralisées pourraient offrir des alternatives au système centralisé. Notre collaborateur scientifique Philipp Beutler a réalisé lors d’une étude de cas une MCDA approfondie, et mené dans ce cadre des entretiens, des questionnaires en ligne et des ateliers. Les résultats furent très inattendus pour la majeure partie de la population de la commune : Outre la possibilité d’un raccordement au réseau d’égouts et à la grande station d’épuration d’une commune voisine, des installations décentralisées d’épuration des eaux usées se sont également révélées comme une bonne option. Mais la décision de la voie que suivra effectivement à l’avenir la commune sera prise en concertation avec le canton et la population elle-même.
Nous utilisons également la méthode MCDA en Afrique de l’Ouest, dans un projet Horizon 2020 financé par l’UE et nommé FANFAR. L’objectif est de développer un système fiable de prévision des crues en collaboration avec des acteurs locaux, des experts et expertes de toute l’Afrique de l’Ouest.
Crue à Lagos, Nigeria : Les inondations constituent un problème de plus en plus sérieux en Afrique de l’Ouest, et il devrait s’aggraver avec le réchauffement climatique.
(Photo : peeterv / iStock)
Dans quelle mesure l’usage de la MCDA est-il répandu en dehors de la recherche, c’est-à-dire dans les bureaux de l’environnement, au niveau de la Confédération ou des cantons ?
L’utilisation de la MCDA en tant qu’aide à la décision est encore peu établie dans notre pays. L’analyse « coût-bénéfice » est toutefois largement répandue, par exemple dans les bureaux d’étude. C’est en principe une MCDA très simplifiée. Je pense cependant que nous obtenons de meilleurs résultats avec une procédure MCDA participative. Tout d’abord, les principaux groupes d’intérêt seraient dès le début associés au processus décisionnel. Deuxièmement, les modèles très simplifiés sont parfois tellement simples qu’ils induisent des hypothèses erronées – ce qui fausse les résultats.
Une décision complexe est toujours un processus unique. Rien ne permet donc d’établir avec certitude si des décisions concrètes complexes prises à l’aide des MCDA sont effectivement meilleures. Les parties prenantes déclarent cependant souvent qu’elles sont mieux informées, qu’elles identifient mieux leurs besoins et comprennent mieux ceux des autres parties, grâce à la MCDA. Un argument de poids en faveur des MCDA est pour moi également la plus grande transparence obtenue pour les grandes prises de décisions environnementales et sociales.
Quels sont les défis dans le domaine des analyses décisionnelles ?
Si les objectifs collectés sont trop simplifiés, des erreurs systématiques peuvent se glisser. Nous développons des méthodes pour éviter que cela ne se produise. Nous aimerions également impliquer davantage le public par le biais d’enquêtes en ligne et nous testons actuellement différentes possibilités de collecte. Notre doctorant Fridolin Haag a par exemple testé une procédure en ligne pour la collecte des objectifs dans le domaine de la gestion des eaux urbaines et notre postdoc Alice Aubert s’ingénie à améliorer les enquêtes en ligne au moyen d’éléments ludiques.
La recherche sur les « analyses décisionnelles » est née aux États-Unis dans les années 60 et était utilisée principalement par les économistes. Les psychologues en ont repris les idées dans les années 1970 afin d’examiner à la loupe le comportement humain en matière de décision. Ces théories sont aujourd’hui mises en œuvre dans tous les domaines imaginables, par exemple dans l’industrie, la médecine, pour les décisions en matière de consommation et d’environnement. Car fondamentalement, le fait qu’il s’agisse de décisions financières, politiques ou environnementales ne joue aucun rôle sur la manière d’aborder de tels problèmes, car tous sont généralement vastes et complexes.