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Évolution des poissons : quand l'alimentation s'en mêle
3 octobre 2017 |
Les populations de truite de nombreux ruisseaux suisses sont affaiblies, mises à mal par les barrages, endiguements et autres perturbations de leur environnement. L'équipe de scientifiques rassemblée autour de Jakob Brodersen à l'Eawag étudie les effets des facteurs de stress d'origine naturelle ou anthropique sur la truite dans différents milieux et à différents stades du cycle de vie. « La phase de migration qu'entreprennent certaines truites entre les ruisseaux où elles naissent et grandissent et les lacs dans lesquelles elles adoptent une forme lacustre est déjà bien étudiée », indique le chercheur. Ces connaissances ont déjà été intégrées dans la loi sur la protection des eaux qui exige aujourd'hui une élimination des obstacles à la migration. « En revanche, nous en savons encore assez peu sur les relations entre migration et adaptation aux changements de milieu », indique Brodersen. Pour creuser la question, l'écologue et son équipe étudient la façon dont les populations de truite s'adaptent à leurs différents ruisseaux dans la région du lac des Quatre-Cantons.
Généraliste ou spécialiste – une question de milieu
Le doctorant Philip Dermond a cherché à savoir si la stabilité de l'offre alimentaire permettait aux truites de se répartir entre elles l'éventail des proies disponibles, une telle spécialisation ayant l'avantage de permettre une chasse plus efficace. Dans le cas de conditions instables et d'une offre alimentaire variable, il est en revanche probable que les poissons ne puissent se permettre d'être sélectifs. Pour son étude, Dermond a sélectionné dix ruisseaux : cinq alimentés par les eaux souterraines et présentant donc des niveaux relativement stables et cinq présentant des débits très variables. Dans ces derniers, les crues emportent régulièrement avec le courant les larves d'insectes et autres organismes nécessaires à l'alimentation des truites. Le chercheur a étudié l'effet de ces différences sur 20 truites par cours d'eau. Pour ce faire, il a comparé le contenu stomacal des individus ― obtenant ainsi un instantané du bol alimentaire ― et la teneur en isotopes d'azote et de carbone de leurs tissus musculaires ― témoin de leurs habitudes alimentaires à long terme (Fig. 2).
Les résultats ont été très nets. À l'échelle de la population, la même ressource alimentaire a été exploitée. Toutefois, alors que dans les ruisseaux à écoulement très variable, toutes les truites se nourrissaient de toutes les sortes de proies présentes, celles vivant dans les milieux hydrologiquement stables se limitaient à environ la moitié de cet éventail. Par ailleurs, leur choix variait d'un individu à l'autre : les truites s'étaient donc spécialisées sur le plan alimentaire. « Ces résultats viennent étayer la thèse selon laquelle le développement d'un comportement généraliste ou de spécialiste résulte bien d'une adaptation aux conditions écologiques », commente Brodersen. Avant d'ajouter : « D'autres recherches seront cependant encore nécessaires pour la confirmer. » Son équipe examine ainsi actuellement la situation de 150 ruisseaux répartis dans toute la Suisse. Les scientifiques évaluent d'autre part les réactions de la truite aux endiguements et autres contraintes d'origine anthropique, ce qui permettra d'identifier les mesures correctrices qui lui sont le plus profitables.
Des habitats artificiels pour les poissons invasifs
Alors que beaucoup de poissons suisses sont menacés d'extinction, les épinoches invasives sont très à leur aise dans le lac de Constance. C'est à la fin du XIXe siècle que ces petits poissons peu exigeants bien reconnaissables à leurs épines sur le dos ont été introduits par l'homme dans le lac de Constance à partir de l'Europe de l'Est et dans le Léman par le couloir du Rhône. Ils ont dernièrement si bien proliféré dans le lac de Constance qu'ils en viennent à entraver la pêche au filet. Par ailleurs, des hybrides des lignées du lac Léman et de celui de Constance vivent aujourd'hui dans de nombreux milieux situés entre les deux lacs. Une équipe de scientifiques de l'Eawag rassemblée autour de l'écologue Blake Matthews et du biologiste évolutionniste Ole Seehausen étudient les interactions entre les épinoches et leur environnement et les effets stimulants ou répressifs des modifications d'ordre écologique sur la prolifération de ces poissons.
Fig. 2 : Le contenu stomacal révèle les habitudes alimentaires des truites.
Photo : Philip Dermond, Eawag
Pour ses travaux, la post-doctorante Rebecca Best a effectué des essais en conditions contrôlées dans 50 mésocosmes identiques. Il s'agit de bacs de 1000 litres remplis d'eau et aménagés avec la même quantité de sable, de cailloux, d'algues, de zooplancton, de bivalves, d'escargots et de larves d'insectes (Fig. 3). Dans une première étape, la chercheuse a introduit différentes densités d'épinoches du lac Léman ou du lac de Constance dans ces habitats normés. Au bout de cinq semaines, elle a repêché les poissons et enregistré les modifications au niveau des algues et des invertébrés. Dans un deuxième temps, elle a placé 99 jeunes épinoches dans chaque mésocosme pour six semaines supplémentaires : 33 du lac de constance, 33 du lac Léman et 33 d'origine mixte.
Fig. 3 : Blake Matthews et Rebecca Best ont reconstitué un écosystème lacustre dans les mésocosmes pour étudier la façon dont les épinoches le modifient.
Photo : Aldo Todaro, Eawag
Les hybrides gèrent mieux les changements
Les résultats ont clairement montré que les épinoches adultes apportaient à leur environnement des modifications telles qu'elles pouvaient influencer la survie et la fitness des juvéniles. Selon leur patrimoine génétique, ces juvéniles s'accommodaient plus ou moins bien des changements survenus. Les plus performants étaient les hybrides. Leur avantage par rapport aux épinoches de pure lignée du Léman ou du lac de Constance était particulièrement grand lorsque la nourriture se faisait rare. Le meilleur gage de survie n'était donc pas un caractère particulier mais le fait que les hybrides se distinguaient de la génération précédente et qu'ils étaient porteurs d'une grande diversité de gènes pouvant s'exprimer dans une grande variété de propriétés potentiellement utiles.
Les plus affectés par la sélection étaient les juvéniles subissant l'héritage écologique des épinoches du Léman. Contrairement à celles du lac de Constance, les épinoches lémaniques avaient surtout réduit l'éventail de nourriture disponible dans leurs mésocosmes. Cet appauvrissement affectait tous les juvéniles mais tout particulièrement ceux de la même lignée. Les jeunes épinoches de lignée lémanique trouvaient certes d'autres sources de nourriture mais, n'ayant pas la taille optimale, elles avaient probablement des difficultés à capturer et à avaler ces proies et se trouvaient donc désavantagées par rapport à une concurrente mieux adaptée et donc plus rapide.
L'invasion biologique favorisée par l'hybridation ?
Mais quelle sont les implications de ces résultats pour l'étude des épinoches dans les lacs suisses ? « Si nous voulons comprendre les phénomènes qui se produisent dans la nature, nous devons observer comment les poissons et l'environnement s'influencent mutuellement ― et détecter le moment où des changements décisifs se produisent, indique Best. Les essais comme les nôtres permettent d'étudier séparément les facteurs intervenant dans ces phénomènes complexes et de tester des hypothèses clairement formulées. » Dans cet esprit, les scientifiques vont également utiliser les mésocosmes pour tenter de savoir si l'hybridation a conféré aux épinoches la capacité de s'adapter particulièrement vite aux nouveaux habitats du lac de Constance.
Dermond P. et al. (2017): Environmental stability increases individual specialisation across populations of an aquatic top predator. Oikos online
https://dx.doi.org/10.1111/oik.04578
Contact truites
Philip Dermond, Département Ecologie et evolution des poissons
philip.dermond@cluttereawag.ch
Best R. et al. (2017): Transgenerational selection driven by divergent ecological impacts of hybridizing lineages. Nature Ecology & Evolution online
https://dx.doi.org/10.1038/s41559-017-0308-2
Contact épinoches
Blake Matthews, Département Ecologie et evolution des poissons
blake.matthews@cluttereawag.ch