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L’évolution et le basculement des écosystèmes

26 février 2019 | Sibylle Hunziker, Andri Bryner

Lorsque l’équilibre des écosystèmes se rompt brutalement, cela peut être catastrophique pour les êtres humains et la biodiversité. Jusqu’à présent, nos connaissances du rôle de l’évolution dans ces processus sont étonnamment limitées. Une équipe de chercheurs à laquelle participait l’Eawag vient de publier dans « Nature Ecology & Evolution », des approches sur la manière d’étudier ces questions complexes. 

Depuis le XXe siècle, des scientifiques observent partout dans le monde des lacs peu profonds, qui restent longtemps limpides même avec un apport croissant de nutriments. Toutefois, leur eau devient turbide presque du jour au lendemain et ils conservent cet état même si l’apport en nutriment se réduit à nouveau.

Quand un lac limpide devient trouble

« Ces lacs sont l’un des exemples les mieux étudiés d’écosystèmes qui basculent », déclare Blake Matthews du département Écologie & évolution des poissons de l’Institut de recherche de l’eau (Eawag). Pour leur croissance, les plantes aquatiques (macrophytes) enracinées dans le fond des lacs prélèvent de nombreux nutriments du système tout entier. Elles freinent ainsi la croissance des algues (phytoplancton) et agissent comme un tampon. Toutefois, si la concentration en nutriments dépasse la capacité d’absorption des plantes aquatiques, les algues prolifèrent ; l’eau se trouble et un cercle vicieux se crée : les plantes aquatiques manquant de lumière, elles dépérissent et ne peuvent plus séquestrer de nutriments ; les algues continuent à se multiplier de manière exponentielle et le système tout entier bascule rapidement vers un état permanent de turbidité et d’eutrophysation. Bon nombre d’habitants originels du lac ne supportent plus ces conditions et l’évolution des populations survivantes s’oriente dans une toute nouvelle direction. C’est pourquoi même après un retour de la concentration en nutriments à son niveau d’origine, le nouvel état peut au mieux ressembler à celui d’origine, mais pas y être identique.

Les caractéristiques des espèces jouent des rôles-clés

Lorsque les changements ne sont plus lents et graduels, mais conduisent brusquement à un état totalement différent, les biologistes parlent de « basculement des écosystèmes ». Cependant, contrairement à celui d’un commutateur d’éclairage, le basculement d’un système naturel complexe est difficilement réversible.

Les écologistes mènent des recherches intensives sur ces moments de basculement, car les activités humaines menacent de plus en plus de systèmes vitaux, des mers surexploitées aux sols érodés en passant par les récifs de coraux, qui sont victimes des changements climatiques.

Il est de plus en plus évident que les changements dans les caractéristiques héréditaires ou acquises de la flore, de la faune et d’autres organismes influencent aussi bien le basculement que le rétablissement du système. Certaines plantes aquatiques à croissance longitudinale rapide, par exemple, parviennent à s’adapter à la turbidité de l’eau parce que leur patrimoine génétique permet une variabilité de l’expression de cette caractéristique ; elles atteignent à temps la couche superficielle d’eau limpide et peuvent ainsi continuer à clarifier l’eau, retardant le moment du basculement. Inversement, l’évolution a vraisemblablement accéléré l’effondrement des bancs de morues surexploités. Leur population n’a pas pu se reconstituer parce que la diversité génétique nécessaire à cet effet avait déjà été appauvrie par la pression de la pêche unilatérale et beaucoup trop intensive.

Modèles de recherches ciblées

« Il y a encore beaucoup de choses que nous ne comprenons pas », affirme Blake Matthews. À l’instar des autres auteurs de l’étude qui s’intéressent au développement durable, à la biologie de l’évolution et à la stabilité des écosystèmes en France, au Canada, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et en Belgique, le chercheur de l’Eawag plaide désormais pour que le rôle de l’évolution sur la stabilisation et la déstabilisation des écosystèmes soient mieux étudié.

« Toutefois, il est très difficile d’étudier des écosystèmes entiers », avoue Blake Matthews. « Ils sont souvent trop grands et trop complexes. » C’est pourquoi la nouvelle publication suggère le développement de modèles permettant d’identifier les points de basculement et d’étudier de manière ciblée, sur la base d’expériences contrôlées, en laboratoire ou dans les mésocosmes de l’Eawag à Dübendorf, la manière dont nous pouvons mieux protéger les écosystèmes ou favoriser leur rétablissement.

Photos

Limpides ou turbides ? Les lacs peu profonds peuvent soudainement basculer.
(Photo : International Institute for Sustainable Development IISD – Experimental Lakes Area ELA, Canada)

Les bassins expérimentaux sur le site de l’Eawag à Dübendorf (ZH) offrent les conditions idéales pour étudier l’interaction entre les processus évolutifs et le basculement des écosystèmes.
(Photo : Eawag, Peter Penicka) 

Publication originale

Vasilis Dakos, Blake Matthews et al. : Ecosystem tipping points in an evolving world; Perspective in Nature Ecology & Evolution, advanced online 19 Feb 2019, https://doi.org/10.1038/s41559-019-0797-2

L’étude a bénéficié du soutien du Fonds national suisse : subvention : 31003A_175614.