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Retraité mais plus actif que jamais

3 juillet 2013 | Andri Bryner

Pour René Schwarzenbach, la recherche doit s’affranchir des limites disciplinaires et sortir de l’université. L’ouverture nécessaire au dialogue avec les acteurs de la société est à ce prix. C’est donc avec inquiétude qu’il observe la tendance actuelle à la compartimentation scientifique et au fractionnement des publications favorisés par les rankings pratiqués aujourd’hui.

René, alors que tu es officiellement retraité depuis janvier 2011, il nous a été difficile de trouver un créneau qui te convienne pour te rencontrer ici à l’EPFZ. Tu anticipes déjà sur le recul de l’âge de la retraite envisagé par le Conseil fédéral?

Non, bien sûr, mais la vraie question est dans la définition de l’activité que l’on cesse d’exercer. Et ce n’est certainement pas la vie en soi. Or, pour moi, il n’y a jamais vraiment eu de frontière entre le travail et les loisirs et, comme je n’ai aucune difficulté à passer d’un projet à un autre, je ne me sens pas du tout retraité ou mis au rencard. Ce qui a changé – en bien –, c’est que, depuis deux ans, j’ai la chance de pouvoir organiser moi-même mon emploi du temps et de choisir la plupart de mes occupations en fonction de mes goûts et de mes envies. Ainsi, même si j’ai encore certaines tâches académiques, mes activités sont passées de la recherche pure et dure et de l’enseignement à des fonctions de gestion et de communication dans le domaine scientifique. J’ai également plus de temps pour autre chose comme par exemple pour donner des conférences non scientifiques sur l’eau et le développement durable mais aussi pour mes amis et surtout pour ma famille, en particulier mon épouse et nos deux petits-enfants.

Tu as quitté sereinement ta chaire à l’EPFZ mais il est d’autres éléments dont tu as plus de mal à te défaire. Je pense en particulier au personnage du professeur Ranzenhuber, ton alter ego de café-théâtre.

Oui, c’est vrai. Il me poursuit depuis maintenant plus de 20 ans et j’espère qu’il me restera longtemps fidèle. Du reste, je n’aurais jamais accepté un poste qui ne m’aurait pas laissé la possibilité de me produire sur scène. Rien que pour cette raison, je n’aurais jamais pu devenir directeur de l’Eawag ou président de l’EPFZ (rire). Dans la peau de Ranzenhuber, je peux énoncer des vérités qu’un professeur normal n’aurait pas le droit de dire.

En plus de l’ouvrage de chimie de l’environnement que tout le monde connaît, tu as également initié et coédité des livres non scientifiques comme par exemple « Who Owns the Water ? » Quel est ton avis là-dessus : à qui appartient l’eau ?

En posant cette question, nous avons voulu pousser le lecteur à s’interroger lui-même sur la ressource naturelle la plus importante de notre planète. Mais si tu veux obtenir une réponse plus circonstanciée sur le sujet, je te conseille de lire l’épilogue du livre. D’ailleurs, son titre en dit déjà long : « L’eau appartient à tous – un plaidoyer ».

Quels sont les grands problèmes qui nous attendent dans le domaine de l’eau? 

Les mêmes qu’aujourd’hui, à part qu’ils seront encore accentués par les changements climatiques dans une grande partie du monde. C’est pour cette raison que nous avons fait de l’eau l’un des thèmes majeurs de notre deuxième livre illustré « For Climate’s Sake ! » consacré au climat. Les dérèglements climatiques vont entraîner une modification du cycle de l’eau au niveau mondial mais aussi régional. D’après les prévisions, les sécheresses s’aggraveront à certains endroits alors que d’autres recevront encore plus de précipitations qu’ils n’en ont déjà. Les grands problèmes que nous aurons alors à résoudre seront de produire suffisamment pour nourrir la planète, d’assurer l’approvisionnement en eau potable et le traitement des eaux usées dans des mégapoles en développement croissant et, bien entendu, de permettre l’accès à une eau salubre aux deux milliards de personnes qui en sont encore privées.

Il s’agit là d’enjeux globaux ; quels seront les grands sujets de demain en Suisse et à l’Eawag ?

La Suisse est un pays privilégié dans beaucoup de domaines et en particulier dans celui de l’eau. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’aura pas de problèmes à résoudre à l’avenir et que l’Eawag n’aura plus de raison d’être. Bien au contraire, des tâches importantes nous attendent : nous devrons très bientôt renouveler les infrastructures d’adduction et de traitement des eaux et il nous faut trouver un moyen de concilier l’exploitation hydroélectrique des cours d’eau et les impératifs écologiques et protéger les eaux superficielles et souterraines face à la pression démographique croissante et l’étalement urbain. Enfin, nous avons encore beaucoup à faire pour lutter contre la pollution chronique de l’environnement par les produits chimiques même si, là encore, la situation de la Suisse est enviable par rapport à celle de beaucoup d’autres pays.

Qu’est-ce qui t’a tant plu à l’Eawag pour que tu y restes pendant 28 ans, de 1977 à 2005 ?

Pour moi, l’Eawag était un endroit privilégié parce qu’il réussissait l’amalgame de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée, allant de la réflexion à la résolution de problèmes concrets. J’y ai trouvé – en plus de collègues formidables – un lieu dans lequel je pouvais faire intervenir ma spécialité, la chimie, dans un questionnement global et interdisciplinaire, le tout dans une atmosphère à la fois stimulante et décontractée. D’autre part, l’Eawag nous fournissait des conditions de travail qui nous permettaient d’étudier pratiquement tout ce qui nous intéressait. C’était, et c’est, d’ailleurs le cas non seulement de l’Eawag mais aussi de l’ensemble du domaine des EPF. A l’époque, nous pouvions ainsi expérimenter et innover dans des domaines inexplorés et effectuer un réel travail de pionnier. L’Eawag a également beaucoup fait pour la mise en place de la filière d’enseignement des sciences de l’environnement à l’EPFZ et m’a donc donné la chance unique de participer activement à cette aventure qui a été, nous le savons aujourd’hui, une grande réussite.

Qu’est-ce qui a changé depuis ?

Autrefois, nous pouvions travailler beaucoup plus longtemps dans la recherche en tant que « producteurs primaires » – aujourd’hui, les post-docs réclament déjà des doctorants. Moi, j’avais plus de 40 ans quand j’ai eu mon premier thésard. La situation s’est malheureusement beaucoup dégradée depuis, principalement à cause de la course aux publications et aux citations que se mènent tous les chercheurs. Cette frénésie absurde provoque une rechute dans la compartimentation de la recherche alors qu’il faudrait favoriser l’interdisciplinarité pour étudier les questions complexes qui préoccupent nos concitoyens. D’autre part, je trouve que cette course à la publication pousse les chercheurs à privilégier les études à l’aboutissement prévisible et à publier leurs résultats au compte-goutte. Il est vrai qu’aujourd’hui, on peut publier à peu près n’importe quoi.

Est-ce que le lilliputien qu’est l’Eawag pourrait s’opposer à cette tendance?

Pourquoi ne pas au moins essayer, avec d’autres universités et instituts réputés, d’imaginer un autre système d’évaluation de la recherche qui serait basé sur des critères plus intégratifs et plus diversifiés ? Et d’abolir les rankings actuels qui s’appuient sur un nombre très limité d’indicateurs parfois discutables ? Ce qui est amusant, d’un certain côté, c’est que tout le monde serait d’accord – mais il s’avère très difficile de se libérer du joug de ce système « dictatorial » qui a réussi à s’imposer partout dans le monde malgré des intérêts commerciaux pourtant évidents. Mais même sans classement, il n’est pas bien difficile de savoir si un institut de recherche occupe une position de pointe au niveau national ou international ; il suffit de juger de sa présence et de son rayonnement dans son domaine et de savoir si ses chercheurs sont convoités partout dans le monde. L’Eawag, par exemple, a ainsi réussi à se créer un réseau national et international de personnalités très compétentes présentes aussi bien dans la recherche que dans les différentes professions du secteur de l’eau.

Quel est le chemin à suivre pour la recherche environnementale?

La recherche environnementale, plus exactement, les hommes et femmes qui font de la recherche dans ce domaine, doivent se remémorer de temps à autre la mission qui est vraiment la leur : sensibiliser l’opinion publique aux questions environnementales, l’alerter le plus tôt possible lorsque des problèmes surgissent et proposer des solutions globales et intégrées pour les résoudre dans toute leur complexité et leurs interconnexions. Et ce n’est pas en restant dans leur tour d’ivoire qu’ils pourront la remplir mais en cherchant le dialogue avec les acteurs de la société.

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