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Une spéciation ultrarapide grâce à des réseaux d'échange de matériel génétique

26 août 2020 | Sibylle Hunziker

A travers une étude menée avec d'autres chercheurs d'Australie, d'Angleterre, de Tanzanie, d'Ouganda et des USA et basée sur l'analyse du génome de 100 espèces de Cichlidés africains, une équipe de l'institut de recherche sur l'eau (Eawag) et de l'université de Berne fait état de fortes différences de vitesse et de fréquence de spéciation au sein de cette famille de poissons. Les biologistes montrent comment les échanges de variantes de matériel génétique entre espèces existantes accélèrent la formation de nouvelles espèces lorsque les conditions écologiques sont favorables.

L'évolution est le résultat de mutations au sein du génome. Lorsque ces modifications aléatoires se sont suffisamment accumulées dans une population, une nouvelle espèce peut apparaître. Le phénomène de spéciation prend alors des millions d'années s'il se déroule selon ce seul mécanisme mais il peut être plus rapide sous l'effet d'une forte pression de sélection. Dans ce dernier cas, toutefois, il ne donne en général naissance qu'à une seule espèce car les autres variantes sont éliminées, ce qui anéantit tout autre potentiel évolutif. Or dans le lac Victoria, récent à l'échelle géologique, de nouvelles espèces de Cichlidés sont apparues au cours des 15 000 dernières années, et cela plus de 500 fois ! Le biologiste Ole Seehausen, spécialiste de l'évolution des poissons, et son équipe de l'Eawag et de l'université de Berne ont cherché à comprendre ce phénomène dans une étude qui vient d'être publiée dans la revue «Nature».

Une spéciation ultrarapide

Les Cichlidés sont le parfait exemple de ce que l'on appelle la radiation évolutive ou adaptative, autrement de l'évolution rapide d'un ensemble d'espèces couplée à une grande diversification écologique. Les Cichlidés forment la deuxième famille de vertébrés au monde par leur nombre et de nouvelles espèces s'y créent facilement. Toutefois, beaucoup des 1712 espèces de Cichlidés décrites jusqu'en 2019 sont apparues assez lentement, voire très lentement pour certaines. L'explosion radiative n'est donc pas inhérente aux Cichlidés.

«Une grande diversité écologique du milieu peut favoriser l'apparition d'une grande diversité d'espèces», indique Joana Meier, qui a collaboré au projet dans le cadre d'un post-doc. Mais elle relativise aussitôt : «Le contexte écologique favorable ne suffit pas, à lui seul, à expliquer pourquoi la spéciation a été 10 000 fois plus rapide dans le lac Victoria que dans la plupart des autres lacs.»
 

Matt McGee, premier auteur de l'étude et professeur à l'université Monash en Australie, et Joana Meier, co-auteur de l'étude et chercheur Bateson au St. John's College, Cambridge. Ils ont tous deux été postdocs à l'Eawag et à l'Université de Berne auprès de Ole Seehausen.

Un échantillonnage représentatif

L'équipe d'Ole Seehausen avait déjà montré dans des publications précédentes que la forte radiation des Cichlidés était due à l'hybridation de deux lignées parentes. Ces deux lignées étaient à nouveau entrées en contact il y a 150 000 ans après avoir été longtemps séparées géographiquement et les descendants ont été plusieurs fois séparés puis à nouveau réunis en essaims d'hybrides au cours de la période turbulente qui a abouti à l'apparition du lac Victoria.

Les biologistes ont maintenant analysé le génome de 100 espèces de la radiation du lac Victoria en veillant à ce que les différents genres, modes de vie et types morphologiques des Cichlidés soient représentés. Ils ont comparé leurs résultats avec le génome de 20 espèces apparentées vivant dans d'autres lacs caractérisés par une spéciation lente ou moyennement rapide, ainsi qu'avec les données sur toutes les espèces de Cichlidés apparaissant dans la littérature scientifique et les bases de données.

Les figurants sur le devant de la scène

Les nouvelles données ont révélé l'existence d'une corrélation entre la vitesse de spéciation et le nombre d'indels dans le génome. Les indels (mot-valise formé à partir de «insertion» et «délétion») sont de courtes séquences d'ADN qui peuvent être absentes chez une espèce et présentes, parfois en plusieurs exemplaires, chez une espèce parente ; elles sont plus difficiles à détecter que les intervertissements de paires de bases (mutations ponctuelles) et jouaient jusqu'à présent un rôle très secondaire dans la théorie de l'évolution.

Les biologistes ont découvert des milliers de ces indels dans le génome de l'essaim d'hybrides du lac Victoria à la spéciation ultrarapide. Chez les lignées «plus lentes» d'autres lacs, leur nombre était beaucoup plus faible ; tout indique que ces séquences variables d'ADN s'y sont accumulées plus lentement dans le génome et ce, à un rythme de ralentissement équivalent à celui de la spéciation.

Un potentiel à validité limitée

Des recherches sur la fonction des indels du lac Victoria ont révélé qu'un nombre remarquable d'entre eux étaient liés à l'alimentation, aux exigences en matière d'habitat et au choix du partenaire. Autrement dit, les Cichlidés du lac Victoria disposaient d'une grande réserve d'indels, capable de livrer des variantes importantes pour la formation de nouvelles espèces – que ce soit directement par le choix du partenaire ou indirectement par spécialisation – et grâce auxquelles les poissons ont pu occuper de nouvelles niches écologiques.

Lorsque, en même temps, les mutations ponctuelles des deux lignées ont été recombinées de diverses façons du fait de l'hybridation, les Cichlidés se sont trouvés dotés d'un énorme potentiel évolutif fait d'une multitude de variantes et combinaisons génétiques.

Dans un environnement monotone, ce potentiel aurait bientôt disparu car les variantes génétiques non exploitées se perdent rapidement – que ce soit par hasard ou par sélection naturelle. Mais le lac Victoria, dans son immensité et sa jeunesse, a apparemment offert une grande variété d'opportunités écologiques au cours des 15 000 dernières années, si bien que les poissons ont pu utiliser simultanément des centaines de variantes pour de nouvelles spécialisations parfois très complexes.

Ainsi, certains se sont spécialisés dans le râpage des algues dans les eaux claires du littoral tandis que d'autres développaient une vision très performante dans certaines fréquences de façon à pouvoir chasser d'autres poissons dans les eaux turbides des profondeurs. Et c'est grâce à des gènes sélectionnés bien antérieurement pour ces spécialisations et dont des copies pouvaient être reprises telles quelles par les nouvelles espèces après l'hybridation qu'ils ont pu le faire.

Étant donné que les variantes génétiques ont permis de développer des spécialisations nécessaires à la survie, elles ont été conservées et ont pu être recombinées à chaque nouvelle hybridation, ce qui a déclenché l'apparition de nouvelles espèces.

Un nouveau modèle

«Nous avons commencé à développer un modèle de l'évolution qui décrit les mécanismes à l'origine de nouvelles espèces sous la forme de réseaux plutôt que sous celle d'arbres phylogéniques, indique Ole Seehausen. Ces réseaux sont non seulement le lieu de l'apparition de nouvelles variantes génomiques mais également celui d'échanges répétés de matériel génétique ancien et nouveau entre les espèces. Ils offrent ainsi en permanence beaucoup plus de matériel génétique pour l'évolution.»

Pour savoir si le modèle permet également d'expliquer les différentes vitesses de spéciation chez d'autres groupes de poissons, les scientifiques de l'Eawag et de l'université de Berne l'utilisent actuellement pour étudier, notamment, la radiation des corégones apparue dans les lacs préalpins depuis la fin des dernières glaciations.

Le vieillissement de l'information génétique

Pour pouvoir reconstituer les «réseaux de l'évolution», les auteures et auteurs de l'étude parue dans «Nature» ont dû déterminer l'âge des espèces étudiées et de l'information génétique échangée, en particulier des indels.
Habituellement, les liens de parenté sont déterminés à partir des ressemblances dans les séquences génétiques. Mais cette approche est de peu d'intérêt pour les espèces très proches. L'âge des espèces a alors été mesuré par les IBD (Identity by descent, segments identiques par descendance) : à chaque génération, des parties du génome sont recombinées lors de la reproduction ; de ce fait, les portions de génome qui sont encore identiques chez tous les descendants raccourcissent de génération en génération. Les biologistes ont utilisé ce «taux de dégradation» naturelle des segments IBD pour déterminer l'âge des espèces de Cichlidés. Plus les segments identiques chez deux espèces sont courts, plus leur séparation est ancienne. En complément, l'âge des indels présents dans le génome des Cichlidés du lac Victoria a été évalué par un recoupement avec le génome d'autres espèces de Cichlidés.
Si les Cichlidés du lac Victoria ont un indel en commun avec une espèce d'un autre hydrosystème qui ne leur est que faiblement apparentée, l'indel ne peut être que très ancien. A moins que – et cette hypothèse demande évidemment confirmation –, à moins qu'il n'ait été échangé entre ces deux groupes par le jeu de l'hybridation.

Photo de couverture: Matthew McGee et al. , Nature 2020

Publication originale

McGee, M. D.; Borstein, S. R.; Meier, J. I.; Marques, D. A.; Mwaiko, S.; Taabu, A.; Kishe, M. A.; O'Meara, B.; Bruggmann, R.; Excoffier, L.; Seehausen, O. (2020) The ecological and genomic basis of explosive adaptive radiation, Nature, 586, 75-79, doi:10.1038/s41586-020-2652-7, Institutional Repository