«Je n'avais jamais travaillé sur un sujet qui suscite autant d'intérêt»

Article du magazine sur la journée d'information 2022

L’ingénieure environnementaliste Tamar Kohn est professeure à l’EPFL depuis 2007. Elle y dirige le Laboratoire de chimie de l’environnement (LCE) et étudie le comportement des virus pathogènes dans l’environnement. Elle nous parle du programme de monitoring du coronavirus dans les eaux usées qu’elle a co-initié.

Professeure Kohn, le virus SARS-CoV-2 a été identifié en Chine début janvier 2020. Dès le mois de février, vous et votre équipe avez commencé à prélever des échantillons d’eaux usées pour y dépister le virus. Comment avez-vous pu réagir aussi rapidement?

Grâce à un post-doc qui travaille dans mon équipe depuis 2018 sur les virus dans les eaux usées, nous avions déjà toutes les compétences au laboratoire et nous savions comment détecter les virus. Quand le nouveau coronavirus a fait son apparition en Chine, le chef du groupe de recherche Agents pathogènes & santé humaine de l’Eawag, Tim Julian, avec qui j’avais déjà souvent travaillé, m’a contactée. C’est un spécialiste de la transmission des agents pathogènes dans l’environnement. Nous avons également recruté Christoph Ort de l’Eawag dans notre équipe «d’intervention spéciale» car, en tant que chef du groupe de recherche sur les polluants dans les égouts, il connaissait parfaitement le milieu de l’assainissement en Suisse. Il lui suffisait – en quelque sorte – de décrocher son téléphone pour que les échantillons nous parviennent. Grâce à son savoir interdisciplinaire, nous avons pu démarrer dès que la pandémie a atteint la Suisse.

Avez-vous agi à la demande des autorités ou de votre propre initiative?

C’était de l’initiative de notre équipe de recherche. Du point de vue du génie de l’environnement, il était clair dès le début que la détection de l’agent du Covid-19 dans les eaux usées serait une méthode possible de surveillance de la pandémie. Un réseau international s’est alors très vite formé entre les chercheurs. Le problème a plutôt été de «vendre» l’idée aux spécialistes de santé publique. Le principe est certes déjà appliqué depuis longtemps à la surveillance des agents de la poliomyélite mais la stratégie adoptée est plutôt qualitative, basée sur des prélèvements ponctuels aléatoires. Nous effectuons au contraire un suivi quantitatif basé sur un échantillonnage très serré dans le temps. Il nous a donc fallu travailler en amont pour démontrer la valeur de la méthode et prouver que cela valait la peine d’y investir des moyens. Au bout d’un an, environ, l’OFSP a adhéré à notre idée et a fini par financer un projet de surveillance au niveau de six stations d’épuration suisses.

Quel est l’avantage de la détection des virus dans les eaux usées par rapport aux tests sur les personnes?

Cette approche permet de suivre la dynamique de la pandémie indépendamment de la volonté de la population de se faire tester et de voir, par exemple, où une mesure donnée a des effets sur la concentration de virus. Maintenant que la fréquence des tests diminue, nous pouvons encore voir comment évolue la pandémie à travers les eaux usées. Et nous pouvons aussi détecter très tôt l’apparition de nouveaux variants en Suisse s’ils ont déjà été observés ailleurs dans le monde. Il est en revanche très difficile de trouver quelque chose si l’on ignore ce que l’on cherche. Là, le système d’alerte précoce atteint ses limites.

Quels ont été pour vous les moments forts – ou difficiles – de ce projet de recherche?

Ce qui a été formidable, c’est que la collaboration a super bien fonctionné, aussi bien à l’international qu’au niveau national, et aussi bien avec les consoeurs et confrères de l’ETH Zurich qu’avec les services cantonaux et le personnel des stations d’épuration. Le fait que le public se soit fortement intéressé à notre approche – surtout quand nous avons détecté le variant alpha avant qu’il n’apparaisse dans les tests – a aussi été très stimulant. Je n’avais jamais travaillé sur un sujet qui suscite autant d’intérêt et qui soit aussi près de l’actualité! Le revers de la médaille, c’est que cela nous a demandé énormément de travail, notamment pendant le confinement, alors que notre équipe Covid était encore restreinte. Nous étions dépendants de laboratoires qui, en principe, devaient être fermés, devions en même temps apprendre à donner des cours en ligne et avions à la maison de jeunes enfants à qui nous devions faire l’école. Les premiers mois ont vraiment été très durs!

Et maintenant, comment se poursuit la surveillance du SARS-CoV-2? Est-ce que cette approche sera étendue à d’autres agents infectieux?

Notre projet de recherche se terminera probablement fin 2022. Mais en parallèle, l’OFSP a étendu la surveillance systématique du SARS-CoV-2 à 100 stations d’épuration réparties dans toute la Suisse. Nous avons donc de bonnes cartes en main pour une surveillance à long terme des eaux usées. Il a fallu du temps pour mettre en place la logistique nécessaire et créer un bon réseau. Mais ce travail est maintenant derrière nous et il serait assez simple de continuer sur notre lancée. Au niveau international, il y a aussi une volonté de maintenir la surveillance à partir des eaux usées, non seulement pour le Covid mais aussi, par exemple, pour la grippe. D’autres maladies pourraient également être bien suivies par cette approche. J’espère sincèrement que la Suisse continuera à miser généralement sur ce monitoring pour surveiller et analyser les maladies infectieuses dans la population.

Prélèvement d’échantillons d’eau usée à la station d’épuration de Werdhölzli, à Zurich.
(Photo: Esther Michel, Eawag)
Étapes du suivi du SARS-CoV-2 dans les eaux usées (Graphique : Peter Penicka, Eawag)

Créé par Christine Huovinen pour l’InfEau Magazine 2022